L’histoire du peuple rom n’est pas un problème contemporain, mais une épopée millénaire, un grand récit de voyage qui s’étend sur plus de mille ans et traverse deux continents. Souvent méconnu et réduit à des stéréotypes, leur parcours est pourtant essentiel pour comprendre une part de l’histoire de l’Europe elle-même.
Ce document retrace les grandes étapes de leur migration, depuis leurs origines encore nimbées de mystère dans le nord de l’Inde jusqu’à leur statut actuel de plus grande minorité ethnique d’Europe. C’est l’histoire d’une nation sans territoire compact, unie par la route, la langue et une extraordinaire capacité de résilience.
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▶ Regarder la vidéo sur YouTubeNotre voyage commence dans le nord de l'Inde, aux alentours du Xe siècle. C'est là que les ancêtres du peuple rom ont entamé leur longue route vers l'ouest. Les premières pistes nous menant à cette origine ne sont pas archéologiques, mais linguistiques. Les chercheurs ont en effet découvert une parenté évidente entre la langue romani et le sanskrit, l'ancienne langue sacrée et littéraire de l'Inde. Cette intuition, née à la fin du XVIIIe siècle, a depuis été confirmée par les études génétiques modernes, qui attestent sans équivoque de cette provenance.
Le mystère demeure cependant sur les raisons exactes de leur départ. Faisaient-ils partie d'une caste de guerriers repoussant les invasions, ou d'artisans itinérants déjà en mouvement ? Ce premier chapitre non écrit de leur histoire marque le début d'une pérégrination qui allait définir leur identité. Il est crucial de déconstruire ici un mythe tenace : celui du nomadisme comme essence culturelle. Comme le souligne le Conseil de l'Europe, l'itinérance fut moins un choix qu'une condition imposée par le rejet.
Le nomadisme n’a jamais été une spécificité rom. Les persécutions, les mesures d’expulsion, les grandes déportations — comme celles de la Seconde Guerre mondiale — et, de nos jours, les reconduites à la frontière ont obligé les Roms à sans cesse se déplacer.
Leur chemin est alors marqué par les empires qu'ils traversent et les cultures qu'ils rencontrent, laissant des traces indélébiles dans leur langue et leurs traditions.
Quittant l'Inde, leur voyage les mène à travers l'Asie, avec des séjours prolongés en Perse et en Arménie. La langue romani, véritable "passeport linguistique", agit comme une carte de leur périple. Tel un carnet de voyage, elle absorbe des mots et des sonorités des régions traversées. Aujourd'hui encore, les linguistes y retrouvent des emprunts au persan et à l'arménien, témoins silencieux de cette longue étape.
À partir du XIe siècle, ils atteignent une destination cruciale : l'Empire byzantin. Autour de Constantinople, où leur présence est attestée vers 1150, ils séjournent pendant plusieurs siècles. Cette période est fondamentale. C'est dans ce creuset entre l'Orient et l'Occident que leur culture distille son essence et que leur identité se cristallise, juste avant leur grande dispersion à travers l'Europe. C'est depuis les Balkans, alors sous influence byzantine, que leur voyage s'apprête à prendre une nouvelle tournure, passant d'une migration en groupe à une dispersion à travers tout un continent.
Au début du XVe siècle, les premiers groupes font leur apparition. L'Europe occidentale prend note de leur existence pour la première fois en 1421, lorsque la plume d'un greffier d'Arras couche sur le registre le passage de ces nouveaux venus. En 1427, un groupe de 100 à 120 personnes se présente aux portes de Paris, à La Chapelle Saint-Denis. Leur accueil est ambivalent, oscillant entre fascination et méfiance.
Leurs compétences de forgerons, leur réputation de musiciens talentueux et leurs pratiques comme la chiromancie intriguent. Se présentant comme des pèlerins chrétiens, ils obtiennent parfois la protection de seigneurs locaux, au grand dam du pouvoir central. Louis XIV se plaindra lui-même en 1680 de ces "gentilshommes et seigneur justicier qu'il ordonne retraite dans leur château et maison". Mais leur mode de vie, leur langue et leurs coutumes, si différents, suscitent également la peur. La rumeur publique leur prête des tours de magie durant lesquels les bourses se vident, et l'évêque de Paris finit par les excommunier et les chasser.
C'est à cette époque que naissent les différents noms par lesquels les populations européennes les désignent :
Après cette première arrivée, le groupe initial se fragmente, donnant naissance à une mosaïque de communautés qui vont essaimer à travers toute l'Europe.
Le flux migratoire qui était resté relativement uni jusqu'aux Balkans se divise en plusieurs branches. Chaque groupe s'adapte aux régions où il s'installe, tout en conservant une langue et des traditions communes. Trois grands ensembles se distinguent :
Mais la curiosité des premiers jours, fragile comme un verre de Bohême, allait bientôt se briser. Le XVe siècle s'achève et avec lui, une brève période d'accalmie. L'Europe, en se barricadant derrière ses nouvelles certitudes, transforme le voyage des Roms en une fuite perpétuelle.
La période d'adaptation laisse rapidement place à un rejet violent. Des politiques répressives sont mises en place dans toute l'Europe dès le XVIe siècle. L'une des pages les plus sombres de cette histoire est la robie dans les principautés de Valachie et de Moldavie, qui dura du milieu du XIVe siècle jusqu'en 1856. Il s'agissait d'une servitude personnelle de type féodal. Dans ce système où la liberté avait un prix, la tradition de porter son or sur soi n'était pas de l'ostentation, mais une affirmation de sa valeur humaine et de sa solvabilité.
Le XXe siècle culmine avec la tragédie absolue du génocide perpétré par le régime nazi et ses alliés durant la Seconde Guerre mondiale. Plusieurs centaines de milliers de Roms et de Sinté furent systématiquement exterminés. Dans les camps, ils étaient forcés de porter un triangle noir ou un "Z" pour Zigeuner. Ce génocide, que les Roms nomment le Samudaripen ("le meurtre de tous"), est resté pendant des décennies une abîme dans la mémoire européenne.
La fin du XXe et le début du XXIe siècle voient de nouveaux mouvements migratoires vers l'Europe de l'Ouest. Dans les années 1960, une première vague économique amène des Roms de Yougoslavie en France et en Allemagne. Puis, la chute du communisme après 1989 provoque un second mouvement, plus massif. Cet événement a libéré un anti-tsiganisme latent à l'Est, poussant des milliers de Roms de Roumanie et de Bulgarie à partir chercher une vie meilleure, fuyant la misère extrême et les discriminations.
Après plus de mille ans de pérégrinations, la question de l'avenir et de l'identité de ce peuple se pose avec une acuité nouvelle, au cœur même du continent qu'il a parcouru.
Le long périple du peuple rom, parti d'Inde il y a un millénaire, en a fait une "nation sans territoire compact". Son unité ne repose pas sur un État ou une terre, mais sur les liens tissés par une histoire partagée, une langue commune et une culture riche.
Aujourd'hui, avec une population estimée entre 10 et 12 millions de personnes, les Roms constituent la plus grande minorité d'Europe. Leur voyage est un témoignage exceptionnel de survie, d'adaptation et de résilience. Loin d'être terminée, leur histoire est désormais indissociablement liée à celle de l'Europe, dont ils sont pleinement citoyens. Leur long voyage n'est pas achevé ; il interroge désormais l'Europe sur sa propre capacité à être fidèle à ses promesses d'unité dans la diversité.